Mercredi dernier, la Playstation fêtait ses 20 ans. Le 5 décembre, un modèle anniversaire de la PS4 parée du gris historique de la console de Sony est mis en vente pour l’occasion. En France, ce sera 500 exemplaires exclusivement disponibles chez Colette. Si 20 ans de Playstation permettent de se demander ce que la console qui a en son temps secoué l’industrie a apporté à celle-ci, l’événement mis en place pour les célébrer permet peut-être d’y répondre.
Naissance d’une game nation
3 décembre 1994. Après une longue attente (la Playstation alors nommée Play Station est annoncée par Sony dès 1991), le public japonais peut mettre la main sur la première console de Sony. La Playstation jette alors un pavé dans la marre. Elle est la première console à proposer exclusivement des jeux sur disques à un prix abordable (En 1991, Sega rajoutait le Mega-CD à sa Megadrive sans susciter l’emballement attendu et en 1993, la 3DO était mise sur le marché à 599$ contre 299$ pour la PS), elle propose une manette qui ne ressemble en rien aux manettes qui l’ont précédées avec ses 8 boutons, ses deux sticks et ses 4 gâchettes, des sticks mémoire, mais surtout, Sony a l’intelligence de proposer sa console à un marché de joueurs ayant grandi avec Nintendo, Sega et consort en lui offrant une ludothèque à la hauteur de ses attentes actuelles. Finie la 2D. Depuis décembre 1993, le monde ne joue qu’à Doom. Les joueurs veulent de la 3D. Les joueurs en ont marre de déconner sur leurs consoles avec Mario et Sonic. Le message est clair et Sony l’embrasse pleinement. A côté de licences classiques comme Dragon Quest et Final Fantasy– que la console permettra de transcender un peu plus tard – les early adapters découvrent avec délectation des titres comme Gran Turismo et Tomb Raider, avec explosion une resucée démentielle de F-Zero, Wipe Out et Metal Gear Solid et avec terrorification, deux licences qui deviendront (elles aussi) légendaires, Resident Evil et Silent Hill.
A l’époque, les afficionados de Nintendo et Sega voient l’arrivée de la Playstation comme l’antéchrist. Ce message anti-fun, genre, « les jeux vidéo débilos un peu honteux, mon gars c’est derrière nous», fait figure de manifeste insolent qui résonnera aux oreilles de ceux qui ont quitté le navire parce qu’effectivement, gober des champignons en sautant sur des bouts de nuages, ça va bien deux minutes. En revanche, se plonger dans la hi-tech (des jeux sur CD avec des graphismes en 3D et des stick mémoire, ça a l’air plus le futur que le Mini Disc) en maniant une bimbo qui tire à tout va ou en s’aventurant dans un univers assez dégueulasse pour que le petit frère ne puisse pas poser ses yeux dessus, ça pouvait attirer ceux qui, peut-être légitimement, avaient tourné la page, pour recentrer le débat sur un truc qui s’adresserait à une tranche de population plus prompte à collectionner les montres que les cartouches.
De vecteur de fun, la console de jeu passe avec la Playstation à vecteur de hi-tech. Une politique gagnante pour Sony, puisqu’elle permet par la même occasion de fourguer téléviseurs dernier cri et système audio adéquat avec un message qui résonne encore aujourd’hui dans la course que les différents acteurs du marché se livrent à grands coups de campagnes ternes : Fun Over.
De beau corps et de bon esprit
Il est pourtant indéniable avec le recul que la Playstation n’a pas modifié l’industrie que dans le mauvais sens. Bien qu’on ait perdu les consoles Sega au passage, son arrivée a résolument marqué les esprits et ouvert de nouvelles perspectives. Le marché des consoles existerait-il encore aujourd’hui sans la Playstation ? On peut se poser la question. Et la politique éditoriale de Sony soutenant des créateurs et leurs propositions vidéoludiques inédites a permis de préparer le marché à l’explosion des indés qui allait se produire au milieu des années 2000 en l’accompagnant beaucoup plus que ses concurrents – à part la regrettée Dreamcast, peut-être.
La liberté qui émerge de certains des jeux exclusifs à la console a laissé des souvenirs impérissables dans la psyché des joueurs à juste titre. De Metal Gear Solid à Vib Ribbon sur PS1 et de Katamari Damacy et Ico à Okami et Shadow of the Colossus sur PS2, l’histoire des jeux développés pour la console parle pour elle. Sony sait indéniablement faire des jeux. Sony sait admirablement reconnaître le talent des créateurs à qui ils font appel. Ont-ils pour autant compris le sens du ludique. Du fun. Du joyeux ? Pas si sûr. Les créateurs sont là pour s’en occuper. Il y a eu assez de chefs-d’œuvre sur PS2 pour charger la console d’une certaine âme. Peut-on en dire autant de la PS3 ? Offrir une Playstation à un jeune joueur qui n’aura jamais connu que ça, c’est un peu comme lui montrer un Pasolini avant de lui avoir montré Star Wars. C’est le faire entrer directement dans une approche du jeu vidéo dont on aurait soustrait le bon esprit. Et il suffit d’allumer une PS4 et une Wii U pour comprendre que la puissance n’est plus forcément le terrain exclusif sur lequel se livre la guerre vidéoludique.
Parce qu’au-delà des jeux, dont la qualité est ponctuelle, la philosophie d’un éditeur/constructeur se ressent aussi dans la manière dont il pense son système et dont il le présente au public. On sait aujourd’hui que la PS4 est la plus puissante et que ça fait triquer les mecs qui aiment les seins refaits et les chattes intégralement épilées. Mais quel jeu Sony vous aura fait aussi béatement sourire qu’à l’allumage d’un Pikmin ou de Super Smash Bros ? Le savoir-faire que Sony a acquis en froideur, Nintendo le cultive en fun. Une dichotomie apparue il y a 20 ans, qui se ressent encore aujourd’hui.
A l’annonce de la Playstation, l’industrie japonaise avait vu d’un mauvais œil le fait que Sony lance une console qui viendrait directement clasher un autre produit typiquement national. Or, c’est le joueur-même qui aurait dû se manifester. Parce qu’ultimement, c’est le bon esprit du jeu - plus que l’enjeu économique qui se créait - qui se faisait clasher.
De la PS à l’UMP
Aujourd’hui, les photos qui accompagnent la sortie de la PS4 anniversaire semblent avoir été pensées par la cellule com d’Apple ou pire, de Vertu. Vendent-elles du jeu ? Vendent-elles du fun ? Vendent-elles du festif ? De l’anniversaire ? Non, elles vendent du beau, du luxe, du fric, du truc qu’on aurait peur d’abîmer en posant ses sales doigts de gamer dessus. On aurait pu penser qu’une PS4 à l’image de la PS1 aurait été parée exclusivement de plastique mat. Non, il a fallu garder le brillant de la nouvelle console de Sony. Le dessin anguleux n’y suffisait pas. Non. Tout mat, ça aurait moins… brillé…
Il suffit de replonger dans le défunt magazine Amusement, largement soutenu par Sony à l’époque, pour comprendre que le constructeur aura finalement assimilé sa politique hi-tech à une politique du luxe. Dès ses débuts, la Playstation fait planer l’idée que ce n’est plus honteux de jouer aux jeux vidéo. Le jeu vidéo peut-être « beau», il peut-être synonyme de prestige. La Playstation s’adresse à tous, mais surtout à ceux qui le valent bien. Assez rapidement, la PS1 est assimilée à la console des 25-35, celle ses jeunes actifs, en anglais, des yuppies. Une frange des consommateurs pour qui la qualité ne va pas sans l’argent et un certain sens de la frime. Comme d’autres l’ont fait par la suite avec les baskets et les jouets, la Playstation a travesti une industrie fun et populaire en machine à fric élitiste et show off.
Playstation, console de droite ? Résolument. Les lancements de la PS2, de la PS3 et plus récemment de la 4 étaient des modèles d’insolence économique jouant de la rupture de stock comme image d’un succès organisé, destinant la console à quelques happy fews plutôt que d’inonder le marché. Ce parti pris ferait presque passer ses choix éditoriaux audacieux pour des caprices de riche, à l’instar de ces collectionneurs d’art contemporain qui exhibent leurs acquisitions comme ils exhiberaient le moteur de leur dernière Bugatti.
La PS4 a beau proclamer qu’elle remet le jeu au cœur de l’expérience console, elle n’y remet pas forcément les joueurs. Elle est peut-être vénérée par des millions d’entre eux, mais au fond, la Playstation les méprise parfaitement du haut de son socle. Elle avait besoin d’eux pour décoller, mais de sa stratosphère, aujourd’hui, c’est à d’autres qu’elle s’adresse. Et ce n’est sûrement pas avec les gamers de la première heure qu’elle tient à fêter son 20ème anniversaire. Qu’ils continuent de fréquenter les boutiques sales de leur quartier. Ou qu’ils viennent s’acoquiner à la délicieuse faune de la rue St Honoré! Ils n’ont pas de PS4 grise à République ? Qu’ils viennent en manger chez Colette !
Certains trouveront à gueuler parce que pour fêter ses 20 ans, la Playstation se vendra exclusivement dans l’épicentre de la beauferie contemporaine plutôt que chez Trader. Il s’agit pourtant d’une opération parfaitement légitime pour revendiquer la transformation profonde que la Playstation a fait subir à un marché qui a peut-être perdu de vue qu’il vendait du jeu, et, dans un sens, une légèreté qui tend à s’alourdir graduellement depuis 20 ans. Elle n’est pas la seule, loin s’en faut, mais il faut garder à l’esprit - en se rappelant avec émoi Resident Evil, MGS, FFVIII, Wipe Out et leurs polygones anguleux et grossiers qui ne manquent pas de charme aujourd’hui - que la PS n’est pas que rose. Et que ceux qui s’apprêtent à déchirer leur DualShock ont peut-être de bonnes raisons de le faire. Ça ne les empêchera pas d’en racheter une à la sortie de Bloodborne et quelques autres jeux - Street Fighter V ? Wattam ?... Damn ! - sur lesquels la Playstation peut toujours s’appuyer pour se donner bonne conscience.